Film

“Avec ‘Le Guépard’, Visconti pourfend un mythe, il met à distance le récit national”

Soirée spéciale « Guépard » ce lundi sur Arte avec le film suivi d’un documentaire sur le roman de Lampedusa. Auteur d’une biographie de référence sur Luchino Visconti, Laurence Schifano livre quelques clés de compréhension d’un double chef-d’œuvre.

Pourquoi Luchino Visconti a-t-il décidé en 1962 d’adapter le roman du Prince de Lampedusa, publié quatre ans plus tôt ?
Le roman du prince Tomasi di Lampedusa, considéré comme réactionnaire, a d’abord été accueilli avec suspicion. Il sera finalement publié à titre posthume, en 1958. Avec un succès immédiat et énorme auprès du public. Mais la polémique qui enflamme l’intelligentsia de gauche autour du livre depuis des années est toujours là lorsque Visconti décide de faire entendre sa voix en l’adaptant.

Il veut donner une représentation critique de l’unification de l’Italie, et de ceux qui, comme Garibaldi, ont incarné ses combats. Il écarte donc la version communément admise dans les milieux de gauche de cet épisode fondamental de l’histoire italienne. Et il éveille le soupçon de vouloir diffuser, à l’instar de Lampedusa, une vision pessimiste, voire décadente, d’une épopée libératrice. Il reste cependant attentif aux opinions, qu’elles soient sévères – celles, par exemple, de l’écrivain sicilien Leonardo Sciascia – ou enthousiastes : le secrétaire du PCI Palmiro Togliatti l’encourage à ne pas céder d’un pouce lorsqu’il s’agit de couper dans la séquence des la boule qui, à ses yeux, c’est à la fois « Apothéose et catastrophe ».



À quelles autres œuvres de Visconti peut-on se référer ? guépard ?
guépard est le troisième volet d’une trilogie sudiste. Le premier, la terre tremble, avait été en partie financé par le PCI ; Le deuxième, Rocco et ses frères, évoque le drame de l’immigration du Sud vers le Nord. Avec Guépard, sa vision historique brise un mythe, s’empare d’un récit national et aliène à la fois le révolutionnaire Garibaldi et le colonel Pallavicino qui est félicité, lors du bal, d’avoir sauvé la nation en arrêtant le héros des deux mondes avant de faire fusiller ses hommes sur les derniers partisans comme déserteurs… Visconti poursuit ainsi un discours critique entamé en Sensson premier grand film historique sur le Risorgimento, qui se déroule en 1866 en Vénétie.

Visconti est-il un fidèle adaptateur de Lampedusa ?
Aux yeux du prince Salina (Burt Lancaster, dans le film), Lampedusa n’a pas caché son mépris pour cette « Révolution » de 1860 qui laissa trois taches de sang sur le vêtement de la nation. Dans le roman, quelques lignes couvrent le « bataille » de Palerme. Visconti, quant à lui, tourne une séquence, plus chaotique que triomphale, mais qui montre un mouvement populaire, des actions également réalisées par des femmes. Des bagarres, des colères, qui seront récupérées auprès d’une bourgeoisie montante et mafieuse : celle incarnée par le personnage de Sedara, le père d’Angélique dont le mariage avec Tancredi (Alain Delon) redorera l’image de Salina. Le grand thème de Visconti est la « transformation » politique et sa formule « Tout changer pour que rien ne change », lorsque les forces du changement sont cooptées au profit des intérêts réactionnaires des nouveaux dirigeants.

Aux yeux de Visconti, le personnage de Tancredi révèle un opportunisme et un cynisme qui donneront naissance au fascisme quelques décennies plus tard. Pour répondre à votre question, il est, oui, fidèle à Lampedusa dans la reconstruction sensible et sensuelle d’une aristocratie en décomposition. Mais il ne rejoint pas l’écrivain dans ses complaisantes annotations macabres. Il coupe la fin du roman et préfère construire la magnifique séquence du bal où tout, de cette décomposition, s’annonce sans se montrer ; complète la leçon de Proust avec le ballon. Cette macro-séquence, qui comptait dans le roman une quinzaine de pages, constitue un tiers du film ; elle se place sous le signe destructeur et répétitif du temps.

Luchino Visconti s’identifiait-il, comme on l’a dit, au prince Salina ?
Visconti a été identifié à Lampedusa, qui a fait de Salina son alter ego. Visconti est-il entré dans ce jeu de miroirs ? Partiellement. Ils appartiennent au même monde, à la même classe. Mais la duplication joue aussi à travers la jeunesse de Tancrède : son départ pour rejoindre le maquis de Garibaldi peut évoquer l’engagement de Visconti dans les luttes de la Résistance. Lotte qu’il considère comme le moment le plus important de sa vie.

Comment le réalisateur a-t-il géré son trio de stars ?
Il voulait que Laurence Olivier joue le prince et il a commencé par humilier Burt Lancaster, le mettant à genoux ce qui a finalement été bénéfique au film et à l’acteur qui a fini par éprouver de l’admiration, voire de la dévotion pour Visconti. Avec Alain Delon, deux ans plus tard Rocco, il y a eu des explosions. Delon, devenu le « fils capricieux », n’était plus dans la discipline exigée par les Visconti. Mais ils se sont rencontrés plus tard. Il n’y avait aucun problème avec Claudia Cardinale; il l’a toujours adorée. Sa première scène est tournée comme une apparition et un hommage à sa beauté.


Lire
Visconti. Une vie exposée
, coll. Folio n° 4891, 2009, 2022. Du même auteur : Sous les yeux des grivesrécit, Gallimard, 2022.

Simon

Je m'appelle Simon et je suis responsable de la section cinéma de vipcom. Père de deux enfants et grand amateur de propositions cinématographiques inhabituelles. Je pense que si l'on veut faire un bon film, il faut être passionné et savoir donner vie à sa vision. Mais j'aime aussi rêver de temps en temps - il est important de rester créatif !

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