Influenceur

Les Ensablés – « Dieu est né en exil » de Vintila Horia (1915-1992), un prix Goncourt passé à la trappe

Par Herve Bel

La lecture de ce roman m’a ravie. Ce n’est évidemment pas le chef-d’œuvre de Marguerite Yourcenar « Les souvenirs d’Hadrien » dont Horia emprunte la technique narrative, faisant dire « je » à un personnage romain qui a existé et est connu dans le monde entier. Mais tout de même, on s’est tout de suite laissé emporter par cette histoire racontée de manière très plausible. Quiconque ne connaît Ovide que de nom sera fasciné. Le connaisseur sera plus prudent, devinant rapidement les sources du texte, mais au moins il en appréciera le style. C’est que, devant le spécialiste, le romancier ne peut prétendre être une œuvre historique. Par définition il construit, invente, parfois fantasme et… fait parler d’elle-même. Et c’est vrai que, par rapport au texte d’Horia, pour peu qu’on le regarde sérieusement, les « engrenages de la machine romantique » apparaissent très vite.

Tout d’abord, Horia est lui-même un exilé. Fasciste, ayant appartenu à la Garde de fer roumaine, il ne revint jamais dans son pays, et erra entre l’Italie, la France et l’Espagne : il veut donc raconter l’histoire de l’exil. Roumain, il souhaite situer l’action de son roman en Roumanie. Passionné d’histoire ancienne, il rencontre Ovide, exilé en Roumanie. Ce sera donc Ovide.

Le peu d’informations dont nous disposons sur les circonstances de l’exil d’Ovide donnent déjà à l’écrivain une grande liberté narrative : on ne sait pas pourquoi Ovide, adoré par Rome, a été exilé par Auguste. Il existe de nombreuses hypothèses. La plus connue, reprise en partie par Horia, est que l’empereur, soudain vertueux, punit Ovide pour avoir publié « L’art d’aimer », ce qui aurait perverti Julie, sa fille. Le livre se voulait une invitation à l’amour et à la séduction. Ovide t’écrit: «Éloignez-vous d’ici, vous qui portez des bandages légers, signe de pudeur, et qui avez une longue robe couvrant vos pieds. Chanson d’amour sans scandale et plaisirs permis » (cité par Gaston Boissier, Revue des deux Mondes, 1867). D’autres prétendent que Julie, bien que très jeune, aurait été la maîtresse d’Ovide (la célèbre Corinne du poète), ce qui aurait déplu à Auguste. Certains croient encore qu’Ovide a été viré par Livie, épouse d’Auguste et belle-mère de Julia, parce qu’il soutenait Agrippa, fils d’Auguste, et non son fils Tibère. On dit aussi qu’Ovide appartenait à une secte pythagoricienne suspecte… Bref, on ne le saura jamais vraiment, et on comprend l’excitation du romancier face à ce mystère.

Mais, pour Horia, chrétienne, il y a mieux encore : on ne sait presque rien de la région aux confins de l’Empire romain où Ovide termina sa vie, contraint, lui qui avait connu l’extrême raffinement de Rome, à vivre au milieu des Gètes. Quelques textes subsistent sur ces barbares et remontent même à Hérodote. Ce que dit la fameuse « Enquête » (livre IV) ne peut qu’exciter l’imagination. Jugez par vous-même :

XIV. Les Gètes se croient immortels et pensent que celui qui mourra retrouvera leur dieu Zalmoxis, que certains d’entre eux croient être Gébéléizis. Tous les cinq ans, ils sélectionnent au hasard quelqu’un de leur pays et l’envoient apporter leurs nouvelles à Zalmoxis, avec ordre de lui présenter leurs besoins. C’est ainsi que fonctionne la délégation. Trois d’entre eux ont pour tâche de tenir chacun un javelot tourné vers le haut, tandis que d’autres prennent, par les pieds et par les mains, celui qui est envoyé à Zalmoxis. Ils le mettent en mouvement et le lancent en l’air, de sorte qu’il tombe sur la pointe des javelots. S’il meurt de ses blessures, ils croient que le dieu leur est propice ; s’il ne meurt pas, ils l’accusent d’être un méchant. Quand ils ont cessé de l’accuser, ils en remplacent un autre et lui donnent même des ordres de son vivant. Ces mêmes Thraces tirent aussi des flèches contre le ciel, lorsqu’il tonne et s’illumine, pour menacer le dieu qui lance la foudre, persuadés qu’il n’y a d’autre dieu que celui qu’ils adorent.

XCV. Néanmoins j’ai entendu des Grecs qui habitent l’Hellespont et le Pont que ce Zalmoxis était un homme, et qu’il avait été esclave de Samos de Pythagore, fils de Mnésarque ; qu’ayant été libéré, il avait accumulé de grandes richesses, avec lesquelles il retourna dans son pays. Lorsqu’il eut remarqué la vie malheureuse et grossière des Thraces, comment il avait été instruit des coutumes des Ioniens, et avait contracté avec les Grecs, et particulièrement avec Pythagore, un des philosophes les plus célèbres de la Grèce, l’habitude de penser plus profondément que ses compatriotes, il fit construire une salle où il recevait le meilleur de la nation. Au milieu du repas, il leur apprit que ni lui, ni ses convives, ni leurs descendants à perpétuité, ne mourraient, mais qu’ils iraient dans un lieu où ils jouiraient à jamais de toutes sortes de biens. Tandis qu’il traitait ainsi ses compatriotes et les divertissait par de tels discours, il les faisait loger dans la clandestinité. Ayant terminé ce logement, il se cacha aux yeux des Thraces, descendit dans ce passage souterrain et y resta environ trois ans. Il a pleuré et pleuré comme s’il était mort. Enfin, la quatrième année, il reparut, et fit croire avec cet artifice tous les discours qu’il avait prononcés.

Bien sûr, ce texte dérange. Les Gètes n’avaient qu’un seul dieu, Zalmonix, et ce dieu a fait l’homme mort et ressuscité, non pas au bout de trois jours, mais au bout de trois ans…

Imaginons Horia devant son drap blanc. Peu à peu l’intrigue de son roman se dessine devant lui : un exil après une vie brillante, un pays sauvage avec des barbares monothéistes, puis les années de cet exil (de 9 à 17) juste au moment où, en Judée, il a vu Jésus , à une époque, on le sait, où fleurissaient les aspirations messianiques, où peut-être (tout est dans ce « peut-être ») nous assistions à la Nativité.

Ici, il a sa propre histoire, il peut la commencer : la tempête de neige fait trembler le toit. La mer gémit au loin et ses vagues se transforment dans la nuit, en longs fantômes de glace. Ovide, tout juste arrivé à Tomes, est désespéré. Son seul but : retrouver Rome, sa gloire universellement reconnue de poète. Rien ne vaut à ses yeux cette lumière dans laquelle il a toujours vécu. Tomes, à la fin du monde, est la préfiguration de la Mort. Les Gètes sont des barbares dont ils ne comprennent pas la langue. Sa vie n’a plus de sens… Pourtant il faut vivre, et on s’habitue à tout.

Le journal d’Ovide raconte comment, petit à petit, il apprendra à se rendre, à connaître ces barbares moins barbares qu’on ne le pense. Surtout, il découvre l’absurdité du polythéisme. Visitez les endroits les plus reculés, rencontrez des moines dévoués à Zalmonix, frappés par leur sagesse : ils vivent généralement dans les plus hautes montagnes du pays, ils ne mangent jamais de viande, selon le gouvernement de Zamonix et aussi de Pythagore. Avec l’âge, Ovide a appris à se passer de tout, à réfléchir sur lui-même, enfin, tout poète qu’il était, à prévoir la venue du Messie.

A la fin de sa vie, Ovide (le vrai) ne semble pas avoir été touché par la grâce, mais par le fatalisme. Il écrit:

Je suis venu au pays des Gètes, là je dois mourir, et mon destin se termine comme il a commencé. Que ceux qui n’en ont pas toujours été trompés s’accrochent à l’espoir. Quand l’espoir n’est plus permis, le mieux est de savoir désespérer et de croire qu’on est une fois pour toutes irrémédiablement perdu. Il y a des blessures qui pourrissent avec la peine qu’on met à les guérir ; il valait mieux ne pas y toucher. Vous souffrez moins de mourir subitement avalé…

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Bouton retour en haut de la page